« Une épiphanie de l’en-dessous » – François Dagognet

12 septembre 2022

La plupart des photographies d’hier ne peuvent que nous décevoir.
Lorsque l’opérateur croit saisir un peu de notre univers, il se borne à nous le restituer. A quoi bon ? De plus, il nous le donne à travers les stéréotypes et les convenances du moment.
Si la scène (une cérémonie, une personnalité) est relatée, l’image amplifie sa solennité et surtout son artificialité ( la picturalité ). Dans les deux cas, nous sommes en présence d’un inutile redoublement ou d’un art de pacotille.

Luc Chery ne risque pas de tomber dans ce piège. Sa photographie relève d’un travail physico-métaphysique.
En effet, il se libère avec acharnement et radicalement des apparences (souvent mensongères, celles qui nous emprisonnent) afin d’entrer dans l’épaisseur de la matérialité (le tissu même de notre monde). Il nous permet alors d’apercevoir ce que nous ne voyons pas : l’appareil, manié par son utilisateur-découvreur (grâce à l’ardeur de celui-ci à se glisser dans l’infime ou, en tout cas, le sous-jacent) parvient à capter les agencements microscopiques, les fonds abyssaux, les énergies sourdes et souvent compétitives.

Rejoint-il alors les clichés (la complexité figurale) d’un quelconque savant micrographe qui, lui aussi, tente de sortir de l’ombre les secrètes morphologies des êtres – par exemple les cellules d’un tissu ou les grains d’un sédiment ?
Que non ! L’image savante, en effet, nous lasse vite : elle concrétise un enseignement ; elle résume ou implante une théorie.
Avec elle, nous ne participons guère aux surprises ou aux jeux féeriques de la nature.
Justement, ici, avec Luc Chery, la photographie ne tient pas à inculquer ou à démontrer (à montrer même) quoique ce soit : elle nous met directement en présence d’intimes batailles ou d’étranges architectures.

Valéry écrivait : « Un artiste moderne doit perdre les deux tiers de son temps à essayer de voir ce qui est visible et, surtout, de ne pas voir ce qui est invisible… une œuvre d’art devrait toujours nous apprendre que nous n’avions pas vu ce que nous voyons. » (Introduction à la Méthode de Léonard de Vinci, Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade, t. I, p. 1165).
Mais Valéry reste confiné dans la sphère de la visibilité. Luc Chery vient de la briser. En quoi consiste son originalité, sinon à nous offrir ce qui nous était caché ? Tout d’un coup, il étend et intensifie le règne de la visibilité, chère à Valéry.
Pourquoi le qualifions nous de « métaphysicien » ? Parce qu’il transcende ouvertement la pure observation et nous découvre ce qui la porte, ce qui travaille et organise le perçu. Il ne nous entraine pas pour autant dans un univers lointain – un arrière monde – mais s’attache au soubassement du notre, à son réseau constitutif, très enchevêtré.

Luc Chery s’est forgé une méthode (« épiphaniser » l’en dessous).
Quels résultats a-t-elle donnés ?
Luc Chery n’est pas un dogmatique. Je crois noter dans sa « peinture » (concrète et abstraite) des différences notables, des écarts ; je discerne au moins trois perspectives.
D’abord, les pierres l’ont retenu. Nous pensons apercevoir des structures géologiques, des cailloux souvent fissurés ou rongés, qui témoigneraient en faveur des bouleversements venu des ultra-profondeurs ou des séismes qui brutalisent, dérangent les couches.
N’est-ce pas inévitable ? Lorsqu’on a quitté les paysages (le romanesque de la photographie passée et compassée), ainsi que la terre (assez mythologique), on tombe nécessairement sur le roc, et donc sur les pierres qui ont enregistré les drames. Le plus souvent, il est vrai, elles nous réservent des configurations plus paisibles ; des mousses les recouvrent même et les ornent.

Second développement, second paysage : désormais, nous plongeons dans la végétalité (jardins, nénuphars sur l’eau). Tout d’un coup, nous sommes saisis par un ensemble caractérisé lui-même par l’imbrication et le pullulement. Se multiplient, fusent même les liens, les fils, les fibres, les filaments. D’un côté ils jaillissent ; de l’autre, ils semblent se croiser les uns aux autres.

Nous sommes touchés par un feu d’artifice : des étoilements et des jonctions. La vie se traduit donc par l’arborescence et la réticulation, parfois aussi baigne ses excroissances dans une sorte de gelée protoplasmique. Ainsi le végétal privilégié nous fait toucher du doigt l’essence de la vitalité : le lancéolé (les élans) et la connexité.

Troisième axe de développement, l’animalité.
Nous aurions pu nous attendre à l’intensification énergétique, à des rythmes encore plus frénétiques, à une explosion morphique. Nous découvrons plutôt le théâtre de la mort – le cadavre qui se décompose, le poisson abîmé ou l’oiseau abattu.
Mais ce qui est fragile ne résiste pas : il tombe et va se désagréger. Il semble aussi que les espèces animales s’auto-détruisent et s’entre-dévorent, alors que les plantes se liguent entre elles ou s’imbriquent les unes dans les autres pour pouvoir subsister.
Mais, nous l’avons insinué : pas de dogme unitaire dans l’art de Luc Chery !
Les paysages que nous croyons reconnaître se gardent de « recommencer » la même tragédie ! Chacun d’entre eux, à sa manière, lève le voile qui nous cachait le secret des êtres.

Nous le disons en passant, à l’encontre de certains qui se méprennent sur le travail de l’artiste : la photographie est la vraie peinture.
Le photographe aide seulement le monde, dans son immensité et la variété de ses règnes, à venir lui même se peindre (se projeter) non plus sur la toile mais sur l’hypertoile qu’est la pellicule.
S’est éclipsé l’intermédiaire (l’homme-peintre), celui qui s’interposait entre ce monde et son image. Le plasticien-photographe tient un rôle plus discret, plus subtil : favoriser l’émergence ou l’écriture (l’icône) de cet univers apparemment muet.

Et que nous dit, au fond, le monde que Luc Chery a pu approcher et dont il a assuré le transfert ?
Il nous procure une double-sensation : d’un côté, celle de l’ivresse.
Avec le végétal principalement, nous assistons à un multi-essaimage, à l’exubérance, à la violence (dionysiaque). La plante, sans trêve, lance partout des prolongements d’elle-même ; elle se relie à ses proches (une colonisation, des arborescences, des ramifications, des réseaux).
De l’autre côté, nous attend une autre secousse, celle que suscite la désolation, parce que tout est livré à l’usure ou à l’auto-corruption.
La pierre même se délite. Elle résiste, assurément, puisque nous observons des trainées continues, des plages homogènes, des lignes conservées ; mais aussi le commencement de micro-fractures et de fines excavations.
L’animal expose, consacre l’épuisement avant le pourrissement.
Deux chocs, la vie et la mort, le soulèvement victorieux et la défaite de la disparition.

Il s’agit bien là d’une physique-métaphysique et donc d’un Art éminemment révélateur : il a parcouru les échelles de la nature, la célèbre Scala naturae : le minéral, le végétal, l’animal. Mais le photographe ne s’arrête pas aux apparences.
Il les a transpercées, afin de capter les forces qui les traversent et qui ne manquent pas de nous émouvoir nous-mêmes.

François Dagognet

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