« Luc Chery ou l’invention du regard » – Hubert Haddad
13 septembre 2022
La magie de la photographie, cette fixation de l’image par usage de procédés physico-chimiques, réside dans sa possibilité même : que le regard puisse s’objectiver, « sans recours aux transmissions toutes conventionnelles d’un langage » (Valéry), tient son mystère de la nature photonique de la lumière et des vertus afférentes des sels d’argent.
Par un de ces heureux hasards transformés en expérience, on aurait pu découvrir bien avant Niépce et Daguerre, au fond d’une chambre noire arbitraire, le principe de l’impression optique, grâce au bitume d’argent connu depuis l’antiquité. A côté de la photographie numérique, l’effet miraculeux de véronique des bons vieux calotypes demeure pour nous à peu près intact.
On peut fixer l’instant qui passe dans son mouvement subtil et son détail, toute cette fugacité expressive que le peintre a longtemps induit sans vraiment la circonscrire, depuis les Bellini, Léonard et Rembrandt, avant que ne tente de l’investir plus tard, au terme du décrochement figuratif, l’abstraction en ses diverses approches…
Luc Chery cite volontiers le mot de Cézanne : « La nature est à l’intérieur. »
On ne voit d’ordinaire que les formes mnésiques de nos représentations, les repères spatio-temporels de la sensibilité, à savoir un monde descriptible d’objets. Mais le monde est d’abord sujet métamorphique, genèse continue intégrant ses profils chaotiques au gré de lois fondamentales dont nous ne recueillons, à notre échelle, qu’un voile de phénomènes.
Restent les signes et les rythmes sur fond d’instabilité, toute cette écriture sous-jacente qui engage une parole secrète liée à l’énigme de la réversibilité, à l’analogie structurelle entre Haut et Bas, microcosme et macrocosme.
A l’épreuve de l’extérieur – le visible comme il se déploie entre galaxies et micro-organismes -, Luc Chery visite l’intérieur, formes et empreintes, matières en activité onirique, transparences acéphales, ruptures et espacements. La nature en effet ne cesse de faire signe, mais pour l’oeil exclusivement. Du subjectif appareillé se penche sur les détails de la réalité et envisage ses rapports avec l’objectif, ce qui fonde métaphysiquement le regard dans sa quête.
C’est en 1800 que Wedgwood conçut ce qu’il nomme le “dessin photographique” ; d’emblée, l’écriture de la lumière était donc pensée comme une captation d’essence esthétique.
Mais après Talbot et Nadar, l’impression objective de l’image vint concurrencer la peinture tout en libérant celle-ci d’un stade du miroir multi-séculaire. Au-delà du pictorialisme, à mesure que les perfectionnements de la technique rapprochaient du simple regard les modalités d’investigation photographiques, Man Ray, Wols et quelques autres interrogèrent en peintres ce mode d’effraction des apparences.
Paradoxalement, l’abstraction, depuis Kupka et Kandinsky, dans ses tendances lyriques ou matiéristes, s’était spontanément accaparée les morphologies minérales ou organiques.
En deçà et au delà du modèle, règnent les arborescences scripturaires des architectures naturelles, ce jeu de formes et de couleurs au sein duquel l’oeil capte à l’infini les fonds vincesques d’une bouleversante épiphanie.
Les archanges et les miracles ne sont qu’une figuration de songe qui masque à peine cette musicale et cabalistique abstraction de l’espace indéfini du tissu optique avec ses déchirures et ses harmonies cachées, ses lointains millimétriques et ses proximités totémiques.
Sima, l’action painting, Riopelle et Hartung, un Camille Bryen, un Wols encore, les empreintes informelles d’un Tapies, les « space rituals » de Tobey, ou les étoffes peintes et froissées d’Hantaï n’ont rien fait d’autre que rendre à la peinture le substrat occulté des énergies et de l’arrière-monde envahissant de la matérialité désassujettie sur quoi la mémoire échafaude ses durables icônes.
Luc Chery élève à l’art pictural le déplacement du point de vue et le réglage du champ. Des agencements informels proches du chef-d’oeuvre sont partout à disposition du guetteur métaphysique. L’art de la photographie, à cette distance de l’image, invente le regard au plus près de l’esprit neutre des formes sans se départir d’une manière d’onirisme bachelardien délivrant la lumière des objets narratifs. Derrière le miroir de la représentation, un univers de silence ouvre ses espaces impersonnels.
Les éléments s’entrecroisent et se mêlent à fleur d’oubli, improvisant des paysages en silhouette, ombres découpées, étoilements dissymétriques, intrications de rythmes, et des transparences suggestives où un feuilletage simultané d’apparitions supplante l’effet de profondeur.
Un cadavre d’oiseau ou de poisson au fond d’une chambre noire arbitraire, parfois, rappelle l’aplat calligraphié des surfaces à l’ordre humain de la disparition, du temps vécu et incarné. Hors repères, une feuille desséchée de papyrus ou de bananier prend les proportions d’un chantier archéologique, tandis qu’un bout d’écorce élève une montagne.
Mais l’intense activité analogique que suscite cet art du détachement songeur serait presque un épiphénomène lié au énigmes de l’indécision, quand notre lecture, en état de chute interprétative, se voit contrainte à se ressaisir des moindres symétries et ressemblances.
Par-delà ce jeu des similitudes aléatoires, Luc Chery travaille pour elles-mêmes ses compositions en noir et blanc, certaines en couleur – tels les affiches ou papiers déchirés qui pourraient évoquer les Nouveaux Réalistes dont Villeglé et plus encore Schwitters pour les assemblages flottants de bribes de matériaux de rebut -, la couleur ajoutant à ces énigmes graphiques une intention picturale aux limites de l’abstraction lyrique. Car il s’agit bien de compositions au sens plastique.
L’instantanéité résulte ici d’une longue intériorisation du motif çà et là retenu, depuis les « séries nocturnes » des débuts expressionnistes jusqu’aux actuelles chasses subtiles d’un promeneur cyclopéen à travers les sites élus, rochers du Périgord, forêt de Mapés à Tahiti, sud marocain, eau stagnante quelque part dans le bordelais natal…
L’instant d’un déclic suffit à saisir une vie d’impressions peu ou prou maitrisées.
Cette chorégraphie de gestes d’approche, outil en main, qui se traduit en points d’immobilité, vaut certes le travail de restitution pictural, accumulatif et unifiant, si l’on considère l’aspect visionnaire d’une telle démarche, ascèse d’un regard centré sur les signes et qui se creuse dans la lumière comme la forme intuitive de ses propres épiphanies.
Luc Chery prend ainsi prétexte du grand spectacle indifférent de la matière, dans son multiple détail et ses perspectives sibyllines pour dialoguer silencieusement avec l’inconnu.
Des végétaux pourrissants, une dentelle de neige fondue, la gravure d’une roche délitée, les reflets et les ombres d’un taillis, les réfractions d’un trou d’eau, des déchirures colorées sur un mur, l’empreinte d’une feuille d’arbre en contre-jour, tout s’ordonne et converge dans l’objectif selon des contextures cohérentes fondées sur la propagation contrastée de la lumière.
Nimbes et halos placent tour à tour en avant l’épure des ombres ou les prismes et les transparences noyées des surfaces.
En noir ou en couleur, Luc Chery reste fidèle à son répertoire spectral.
Entre éblouissement et aveuglement, il accumule des visions d’aucune mémoire dont la magie atemporelle procède d’une attention hallucinée, quasi hypnagogique, pour les mirages concrets du visible, ce tissage d’apparences que l’oeil enfin désaliéné du rapport à l’objet met à l’épreuve d’une lumière noire, exacte coïncidence de l’image avec la conscience, à l’instant perdu de la totalité.
Hubert Haddad
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