« Còsa Visibile » – Jean Arrouye
11 septembre 2022
Frêles feuilles, ombres denses, ombelles légères, lumières dansantes, plantes acérées, cadences serrées, tiges fines, rythmes rapides, on ne saurait dire si les photographies de Luc Chery sont des macro-paysages réalistes montrant la complexe intrication de plantes jaillissant de l’ombre « comme une averse inverse en réponse anonyme unanime » à l’appel de la lumière, pour reprendre ce que dit Francis Ponge de l’herbe dans la Fabrique du Pré, ou si ce sont des compositions quasi-abstraites tirant de la nature des formes aptes à se combiner harmonieusement. Elles sont les deux à la fois, évidemment, et c’est de la tension entre les deux pôles de la description objective et de l’organisation imaginative qu’elles tirent leur originalité et leur force. Cependant toutes ces images ne résultent pas du même compromis entre données naturelles et invention créatrice. Sur certaines photographies des plantes se reconnaissent, fidèles à elles-mêmes : têtes échevelées de papyrus, larges feuilles de bananier, plateaux circulaires de nénuphars, feuilles denticulées ou lancéolées dont on pressent que, si nos savoirs botaniques étaient plus affirmés, on en reconnaitrait aisément l’espèce.
Toutefois, les photographies de Luc Chery ne visent pas à nous renseigner sur la nature du photographié. Ce qui compte avec elles ce n’est pas « l’avoir été » cher à Barthes, mais ce qu’il en est advenu, ce que le photographe a fait des données diverses d’un spectacle naturel, la façon dont il les a ordonnées en une œuvre soumise à une nécessité interne, esthétique.
Si l’on y remarque des papyrus, on découvre du même regard qu’ils sont devenus formes tournoyantes s’entrainant l’une l’autre ; si l’on y remarque des feuilles de bananier, c’est pour constater qu’elles se déploient dans un mouvement ascendant ; si feuilles lancéolées il y a, c’est pour constituer une grille qui recouvre l’étendue de l’image. Les plantes paraissent surtout servir de prétexte à occuper l’espace eurythmiquement, à y dessiner des calligraphies allusives ou à y dresser des charpentes ombreuses ou lumineuses. L’univers organique des plantes se convertit dans ces photographies en compositions plastiques.
Cette transmutation passe par l’aplatissement de l’espace, la perte de la profondeur visuelle, qui résulte du fait que dans les photographies de Luc Chery la lumière ne modèle pas les volumes mais découpe des formes qui s’établissent soit en silhouettes sur des fonds de gris assourdis, soit en aplats clairs sur fond d’ombre diffuse, sans que d’une forme à l’autre la profondeur puisse de retrouver par le dégradé des valeurs ou la variation de la définition.
En conséquence ces photographies sont des images planes dans lesquelles les objets et les formes se distribuent de façon à la fois dynamique et équilibrée en fonction des bords – comme Matisse affirmait qu’il fallait toujours composer.
Ici un bouquet de feuilles s’ouvre comme pour aller prendre appui sur les bords de la photographie ; là, à partir de la rive gauche toute d’ombre emplie, de longues feuilles s’étirent vers l’autre rive de l’image ; ailleurs des plantes s’arc-boutent et se contrebutent pour dresser une construction irréférentiable.
Bien des photographies font penser à la gravure par la netteté des tracés des formes et la finesse des détails ; nombreuses sont celles qui évoquent l’aspect d’estampes où un effet de frottis est obtenu en passant sur la plaque de cuivre ou la pierre lithographique un chiffon imbibé de couleur. Dans ces photographies c’est la nature des choses photographiées qui produit cette impression, que ce soit la surface grumeleuse d’un pan de rocher, le frissonnement lumineux d’une pièce d’eau ou l’enchevêtrement sombre piqueté de lumière d’un buisson feuillu.
Quand il y a de tels fonds – qui ne le sont qu’au sens gestaltiste d’étendue sur laquelle s’inscrivent les formes – ils occupent généralement toute la surface de l’image. Ailleurs les ombres le plus souvent touchent aux bords, occupent les coins, de sorte que ces photographies planes sont aussi des photographies pleines, en tout lieu occupées par le matériau photographique, gris variables et noir.
Ce sont donc aussi, d’une certaine façon, à la mesure même de leur peu de profondeur et de leur totale occupation, des photographies pures car qu’est ce, constitutivement, qu’une photographie, sinon une surface plane entièrement impressionnée ?
Il n’est donc pas étonnant que certaines de ces photographies où la profondeur se meurt et où la confuse complexité de la nature se stylise en formes distinctes, versent dans l’abstraction. Tantôt des formes diverses s’articulent les unes aux autres pour occuper placidement l’étendue ; tantôt des formes analogues se succèdent en cadences ascendantes ; ou bien des lignes d’ombres se dressent parallèlement ou se croisent obliquement ; ailleurs ce sont des fuseaux, des dièdres, des arcs noirs qui animent la surface de l’image.
On ne peut éviter parfois de songer à des œuvres d’artistes modernes : à Hantaï devant telle photographie où zones claires et sombres s’agencent comme les parties imprégnées de couleur et les réserves dans les toiles de l’artiste ; à Hartung quand des ombres parallèles biffent dynamiquement, de façon biaise, l’image ; à Caillois quand le jeu des lumières et des ombres suscite des ocelles et des replis ombreux comme sur la tranche de ces pierres ouvertes que collectionnait le critique ; à Chadwick quand semble se dresser une forme anguleuse au cœur d’une photographie. Ce ne sont pas là citations ni imitations mais rencontres dues à une analogue sensibilité plastique, indice que l’œuvre du photographe participe de l’esprit du temps.
Il est cependant des œuvres qui témoignent d’une volonté délibérée d’aller plus avant dans cette recherche de l’outrepassement de la nature et de la conversion des apparences. Ce sont celles qui instituent une métaphore visuelle par l’évocation d’une seconde réalité, proche ou distante, selon qu’il s’agit seulement d’intensifier la résonance poétique de la réalité première ou de conférer à celle-ci une aura d’étrangeté.
A la première sorte de métaphores visuelles appartiennent les photographies où zones claires et sombres de ce qui est originellement image de végétaux évoquent par leur disposition et leur distribution des grottes obscures, des plissements géologiques ou des surrections montagneuses. Le paysage photographique alors se dédouble, oscillant entre représentation du microcosme végétal et figuration du macrocosme tellurique, convoquant simultanément le souvenir des rêveries rousseauistes sur la beauté des fleurs et celui des méditations goethéennes sur la structure du monde.
Mais quand, des fluctuations visuelles d’une photographie, naissent des oiseaux, figés dans un vol immobile comme ceux de Braque, ou tapis dans l’ombre comme ceux que l’on découvre dans les forêts pétrifiées d’Ernst, ou qu’encore des poissons paraissent, bien que les oiseaux aient partie liée avec la végétation, l’écart entre les deux termes de la métaphore s’accroît considérablement car flore, liée à terre, et oiseaux et poissons, liés à l’air et à la mer, appartiennent à des règnes et des éléments différents.
Ces métaphorisations contre nature confèrent alors aux images une dimension onirique, voire fantastique, comme dans celle où, ainsi que chez Magritte, un oiseau se configure dans la découpe d’un intervalle entre zones occupées photographiquement : oiseau de peu de réalité, présence née d’une absence, mais de grande conséquence sémiotique.
C’est sans doute pour modérer cette dérive fantastique que Luc Chery a inséré dans son recueil, vers la fin, des photographies où paraissent des oiseaux de plumes et d’os, un jouet de celluloïd et un vrai poisson, qui occupent chacun presque toute la hauteur de l’image. Mais oiseaux et jouet sont en voie d’absorption dans l’humus dont se nourrit la végétation à partir de laquelle Luc Chery compose sa fugue photographique d’ombres et de lumières, et le poisson, énorme mais sans épaisseur, blafard, paraît irréel.
Ainsi, Luc Chery signifie qu’il refuse à la fois l’évasion fantastique et la sujétion documentaire, le trop peu et le trop plein de réalité.
Sa photographie se veux simplement còsa visibile ( mais avec la même exigence d’autonomie figurative que lorsque Léonard de Vinci proclamait la peinture còsa mentale ), totalement iconique et, par là même, essentiellement poétique.
Jean Arrouye
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