« Ceci est mon corps » – Xavier Rosan
21 septembre 2022
À deux reprises, dans les années quatre-vingt une première fois, dans les années deux mille ensuite, Luc Chery a représenté des figures humaines, parmi une production qui semble élire les végétaux ou les habitats comme sujets de prédilection. Ces incursions pourraient paraître anecdotiques si elles n’intervenaient à des moments clés du parcours du photographe, dans lequel elles s’insèrent d’ailleurs plus qu’elles ne se distinguent. En y regardant d’un peu plus près, il ne semble pas en effet que son approche ait jamais dévié d’un désir de faire corps avec l’autre – quel qu’il soit, minéral, végétal, animal – , d’une manière quasi mystique, la photographie usant pleinement de son pouvoir de révélation, comme le voile de Véronique sur lequel s’imprima le visage du Christ.
Le corps, mieux que la figure, se situe au centre de la démarche de Luc Chery : dans ses « anatomies », les textures simulent des peaux, les motifs s’antropomorphisent et les logements délaissés stigmatisent l’absence de l’individu. Lorsqu’il collecte les objets du reflux sur les plages de l’océan pour élaborer ses mises en scène précaires, quand il traque tel un naturaliste sur les anfractuosités des fossiles ou aux fins fonds des forêts tropicales ces « délicieuses pourritures » dont il imprègne ensuite son travail, il se positionne au plus près de la civilisation ou de la nature en décomposition. Cette démarche possiblement mélancolique, puisque cet examen induit, au-delà de l’esthétique qu’elle révèle, la finitude de toutes choses, trouve un autre accomplissement dans l’observation de ses semblables.
Ouvert la nuit
Sa première immersion parmi les « frères humains » intervient au début de ce qui commence à être « son travail ». Luc Chery, une petite vingtaine d’années, compte au nombre des habitants de Bordeaux, ville où il est né, où il s’active tout le jour comme garçon dans certaine brasserie du centre ville. Au-delà du cliché réducteur et volontiers pittoresque du Marin en smoking, pour reprendre le titre façon Jean Genet du livre de Pierre Luccin – ici, ce serait Serveur en livrée… –, cette occupation, qui implique à la fois agilité, diplomatie et élégance, n’est pas sans rapport avec la démarche qui est ensuite la sienne lorsqu’il plonge dans le milieu de la nuit. Souvent à Bordeaux, mais parfois aussi lors d’échappées à Paris et surtout à Londres, dans le quartier underground de Portobello, il s’insinue au plus près des protagonistes de cette excitation nocturne qui aura marqué étrangement le début des années quatre-vingt. Il s’immerge avidement tel un pêcheur d’images et rapporte des trophées, ou des sortes de talismans.
Ces photographies (qu’il appelle driftings, pour « errances »), dont le point de vue peut faire penser au travail de John Deakin, témoin privilégié de la période Soho de Francis Bacon, présentent des corps humains en mouvements ou en puissance de mouvements. Une énergie sourde s’en dégage, au point que le chatoiement présumé de la scène transcende l’apparente dualité du noir et blanc. Des visages peints, des silhouettes travesties – « en d’étranges déguisements, et d’incroyables mises » (Paul Morand, Ouvert la nuit, 1922) –, des regards égarés, ou parfois complices, suffisent à instaurer un climat de vibrante agitation, de promiscuité chaleureuse, de sensualité à fleur de peaux. Mais quelque chose d’autre intervient encore, qui surclasse la simple représentation d’une époque et d’un milieu, rompt l’apparente désinvolture, touchant peut-être au sacré. Cette impression de rupture est accentuée par la sélection effectuée par l’artiste pour l’exposition de Mérignac : les corps sont là, d’une présence et d’une disponibilité à vif, invincibles, et pourtant le regard est déjà détourné, sollicité autrement, autre part. À quelques exceptions près, ces corps intenses sont en effet lacérés, encadrés dans des environnements délabrés, ils sont dédoublés, ombrés, mis en abyme, voire carrément raccourcis, comme dans cette vitrine de modiste à Portobello Road où torses, bustes et têtes, soutenant les attributs éphémères de la mode, deviennent reliques.
Lui-même partie prenante de ces tribus noctambules, Luc Chery y dissout sa propre forme pour saisir une vision de l’instant troublante. De fait, le regard porté sur cette série ne peut être identique à trente ans d’intervalle. À l’insouciance, à l’immédiateté enivrante qui sans doute frappaient et ravissaient les commentateurs privilégiés d’une époque ô combien narcissique, fait écho, pour les scrutateurs actuels, une nostalgie amère, désormais habillée de peine. Les promesses de l’aube conduisent au crépuscule, les reliques sont dépouilles. Combien en effet de ces corps exposés, se demande-t-on, ont survécu à la pandémie du sida qui bientôt viendra cruellement interrompre la fête tout juste commencée ?
Le « syndrome de l’immunodéficience acquise », appliqué au rétrovirus qui détruit les cellules immunitaires et engendre des maladies opportunistes, fait ses premières victimes en nombre dès 1981. Qui, parmi les modèles photographiés, révélés, exposés, aura réchappé à cette hydre de putréfaction, à cette hécatombe ?
« Quant à la chair, que trop avons nourrie, / Elle est piéça dévorée et pourrie, / Et nous, les os, devenons cendre et poudre. / De notre mal personne ne s’en rie, / Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre… » (François Villon, « La Ballade des Pendus »)
Par la suite, Luc Chery se retire d’un réel aussi ébranlant. Il adopte d’abord un temps de pause long, qui rend les chairs bougées, comme des apparitions un peu fantomatiques, avant de les faire complètement disparaître de son champ de vision, se consacrant, pendant bien plus d’une décennie, à d’autres sujets, anthropomorphiques, une passionnante revue de détails.
Fermé le jour
Puis au début de ce siècle, le photographe noue des attaches en Palestine qui le conduisent à effectuer de nombreux allers-retours vers Jérusalem, durant lesquels il lui arrive d’intervenir en résidences d’artiste. Lui qui a entre-temps arpenté le Maroc, l’Égypte, l’Italie, la Russie ou Tahiti, et rapporté des images de formes naturelles, conçoit alors la nécessité de se projeter à nouveau dans des corps semblables. La notion de territoire, omniprésente dans sa pratique (les photographies du premier ouvrage qui lui fut consacré étaient nommées par les lieux où celles-ci avaient été prises), explore alors une voie certainement plus politique : non pas qu’il s’octroie soudainement un quelconque rôle de contempteur des attitudes et pouvoirs en place ; mais plutôt en tant qu’artiste, étranger de surcroît, il engage un corps politique, le sien de prime abord, qui se frotte et se risque à l’altérité, mais aussi ceux que son objectif retient.
La comparaison avec le Bordeaux ou le Londres d’hier, riche de correspondances et de dissemblances, donne une bonne idée du cheminement entrepris par l’artiste. Au microcosme halluciné d’un Occident apolitique qui se sent immortel à l’orée des années quatre-vingt, succède le macrocosme explosif d’un Moyen-Orient sous surveillance internationale et qui ne se résout pas à la fin de l’Histoire. La mélancolie, la pose et le romantisme new wave, pas plus que l’exhibition de la jouissance ne sont dorénavant de circonstance. Aucun maquillage ne coule sur les visages, en même temps obscurcis et lumineux, des habitants de Jérusalem. Joues imberbes ou mal rasées, corps banalement vêtus de tee-shirts clairs et de blue jeans, ils vaquent à des occupations quotidiennes ou souvent attendent, quand leurs faux frères des bords de Tamise ou de Garonne semblaient affairés à épuiser des nuits sans cesse recommencées. Ici, le quotidien semble inscrit dans un temps diurne en perpétuelle suspension. Les rires et les clins d’œil complices ont laissé place à des visages neutralisés, en partie, sinon intégralement voilés au discernement de tout regard extérieur. De chroniqueur de la nuit, Luc Chery se transforme en photographe des rues. Il délaisse le décor a posteriori clinquant et illusoire des boutiques et des défilés de mode pour un tableau urbain désormais sans apprêt, quoique paradoxalement non sans séduction.
La poésie tragique des ruines remplace l’incantation noctambule, mais les poncifs qui hantent son œuvre trouvent ici aussi leur résolution. Si les visages semblent hermétiques, les murs parlent à leur place, jusques et surtout dans leur millénaire fatigue. Comme après les driftings, les roches, les lichens, les plantes ou les déchets sur le sable ont produit leur propre langage –des « corps figurés » comme les appellent les naturalistes –, des pochoirs, des portraits écorchés, des morceaux de mots ou des lettres tranchées – des « corps accidentels » – expriment ce qui ne peut être dit. Une structure métallique en forme de maison vide, abandonnée sur la plage de Jaffa, rappelle la chaise léchée par l’écume de mer dans Paysages dans le brouillard, de Theo Angeloupoulos. Quelque chose d’insolite, de l’ordre de la perte, s’installe à demeure, un brouillard qui devient paysage, force au regard, à l’interprétation.
Ces deux séries « humaines » constituent des repères dans le travail de Luc Chery. À l’image de la navigation en apnée d’une baleine qui remonte temporairement à la surface de l’eau, elles composent une sorte de respiration, ou en l’occurrence de vérification. En réalité, le photographe prend le pouls du monde, en même temps que le sien, à sa mesure, en fonction des milieux qu’il côtoie ou traverse, des opportunités qu’il saisit. Il constitue de la sorte une collection de choses vues, de corps organisés ou inorganiques, qu’il ausculte d’égale manière, dissèque, expérimente ou maintient sobrement à distance.
Le photographe est un collectionneur dont le geste hésite entre le pouvoir de prolonger le temps au-delà de sa propre durée et celui de le figer pour une éternité sur du papier ou un fichier numérique. Dans cette irrésolution, Luc Chery se laisse guider par un principe de vie.
Xavier Rosan
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