« Scintiller au bord du précipice » – Michka Assayas
23 septembre 2022
J’ai croisé dans une autre vie les personnages que révèlent les photos de Luc Chery.
Pas les mêmes, sans doute. D’autres qui leur ressemblaient et que j’ai frôlés et observés à la dérobée, sur lesquels j’ai parfois projeté les rêves que je n’osais pas vivre.
On les voyait glisser comme des apparitions dans les bars tristes, petits théâtres moisis ou autres sous-sols asphyxiants où, à Paris, des concerts de groupes aux noms improbables attiraient une poignée de jeunes gens à la recherche de vertiges nouveaux.
Ils surgissaient dans les rues hivernales, s’isolaient, arrogants et vulnérables, sur un banc où ils boudaient avec dignité, puis on les croisait à nouveau dans un appartement où se donnait une fête, la tête haute, en proie à une hilarité ricanante et désespérée.
Grâce à eux, un quai de métro, une cage d’escalier, une terrasse de café, un salon bourgeois devenaient brusquement une scène de théâtre.
Ils ne vous regardaient pas et si votre regard les croisait, celui-ci vous traversait sans vous voir.
Ils étaient acteurs de leur vie, et vous, spectateur perdu dans la grisaille.
Un monde vous séparait d’eux.
Et pourtant, quand je regarde aujourd’hui ces photos, je m’aperçois qu’un monde en vérité me liait à eux.
Sans doute, leur jeunesse s’accomplit dans la lumière et la mienne dans l’ombre ; l’une et l’autre ont pourtant baigné dans la même vaporeuse étrangeté.
La triste pesanteur du social, le sérieux artificiel de la politique, le bavardage bien-pensant des médias, l’amertume de ne pas avoir assez d’argent pour gagner une place interchangeable dans le grand Tout, rien de tout cela n’existait encore.
Aucune case n’était prévue pour nous, aucun rôle pré-écrit à notre intention.
Mais, ne pas avoir d’existence dans cette société-là n’avait rien d’une punition et tout d’une chance.
L’important était de s’imaginer, de se rêver.
Certains choisissaient de se projeter dans un personnage de leur création
– silhouette de conspirateur tsariste aperçue dans un film muet, costume de vamp latine rayonnant dans une comédie musicale désuète, image de poète dadaïste invité à un bal travesti – avant de disparaître très vite.
Leurs modèles mêmes étaient souvent des clichés en noir et blanc.
Et puis, un jour, la machine sociale les avalait.
Du jour au lendemain il leur fallait adopter un rôle terne dans une vie terne.
Alors l’être surnaturel qu’ils avaient été se fondait dans la platitude.
Ou bien ils disparaissaient pour de bon : ils se dissolvaient dans les drogues et mouraient jeunes.
Sans parler des suicides qu’on apprenait par hasard, longtemps après.
Souvent, ils n’avaient eu que des prénoms ou des surnoms, personne ne savait au juste comment ils s’appelaient, où ils habitaient.
Ils ne laissaient pas de trace.
Pourquoi ces photos vibrent-elles encore d’une telle intensité ?
Parce qu’elles montrent des humains tendus vers le seul désir d’être des personnages, dont le reflet disait, et même criait, toute la profondeur.
Chez eux, nulle psychologie, nul « ressenti », nul « vécu ».
Ils furent des demi-dieux brièvement de passage parmi nous, qui nous firent le don généreux de leur beauté bizarre et sans suite.
Ils ont été la gloire d’une jeunesse qui n’eut d’autre orgueil que son trouble et son vertige de scintiller au bord du précipice.
Michka Assayas
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